Chapitre X
Toujours étendu sur le plancher de la cabine et ficelé comme une pièce de boucherie, Bob Morane boudait. Il boudait Frank parce que celui-ci, avec son pseudo-bateau à gargoulettes, avait endormi sa méfiance. Il boudait le professeur Clairembart, qui s’était laissé surprendre. Évidemment, s’il avait été libre, Bob eut vu les choses sous un tout autre jour, mais, pieds et poings liés, il se sentait le plus misérable des hommes et en rendait responsable l’univers tout entier.
— Nous étions tous penchés au-dessus de la lisse bâbord, expliquait Clairembart, guettant la montée du sarcophage. Quand nous avons aperçu le cotre, il était trop tard. Il abordait et son équipage nous tenait sous la menace de ses armes.
Au fond de lui-même, Morane se rendait compte de l’injustice de sa rancune. Clairembart, pas plus que Jérôme et les matelots, n’avaient pu faire preuve de lâcheté. Ils avaient seulement péché par négligence et cette négligence au moment où les restes de la princesse Nefraït allaient être tirés de leur sépulcre aquatique, était fort excusable. Pourtant, condamné à l’immobilité, Bob se morfondait et tournait et retournait dans son esprit mille projets d’évasion plus ridicules les uns que les autres.
— Il nous faut nous en sortir, dit-il enfin.
— Bien sûr, dit Reeves, mais comment ? Ah ! si feu Houdini était parmi nous, il aurait vite fait de se débarrasser de ses liens !
— Ta réflexion me fait remarquer l’imperfection de notre culture, déclara Morane avec un humour teinté d’amertume. Je sais piloter un avion à réaction et une voiture de courses mais quelques malheureux petits bouts de corde suffisent à me rendre aussi impuissant qu’un enfant qui vient de naître.
Furieusement, il tentait de faire glisser ses liens, mais il réussissait seulement à s’écorcher la peau des poignets.
Des minutes, des heures passèrent longues comme des siècles. Au-dessus de leurs têtes, les prisonniers entendaient le va-et-vient des pirates. Puis, un chant s’éleva, clamé d’elle voix vulgaire. Une voix d’ivrogne. Aussitôt, ce fut comme un déchaînement. Des cris, des rires montèrent tandis que des chocs sourds ébranlaient le pont.
— Ces bandits fêtent la découverte du trésor, fit Bob avec rage. Et nous sommes condamnés à demeurer là, impuissants.
À présent, un bruit de lutte retentissait.
— Ils s’enivrent et se battent, remarqua Clairembart. Peut-être cela nous donnera-t-il une chance de nous en tirer…
— À vous entendre, Professeur, fit Morane, nos liens vont fondre simplement parce que ces messieurs, là-haut, s’en donnent à cœur joie. Croyez-moi, nous sommes dans le pétrin et nous y resterons.
Reeves tenta de calmer un peu son ami.
— Il est inutile de voir les choses trop en noir, mon vieux Bob. Scapalensi n’a probablement pas l’intention de nous assassiner, ou bien il l’aurait déjà fait. Il va sans doute se contenter de nous débarquer sur une plage déserte de la côte africaine. Nous en serons quittes pour gagner un endroit civilisé par nos propres moyens.
— Et, pendant ce temps-là, Scapalensi disparaîtra avec le trésor, jeta Morane. Il faut à tout prix que nous arrivions à le contrer, ce chien galeux, ce chacal, ce putois, ce…
Malgré toute son imagination, Bob ne parvenait pas à trouver un animal malfaisant digne d’être comparé à Scapalensi, et il préféra se taire et ronger son frein en silence.
Au-dessus de la tête des prisonniers, le calme se faisait petit à petit, pour enfin devenir total. On eut dit que les pirates, emportant le trésor, avaient abandonné le schooner, condamnant ainsi Morane et ses amis à une mort horrible par la faim et la soif.
À nouveau, le temps s’écoula, en minutes pesantes, dans une torpeur douloureuse.
— Nous devons nous en tirer, fit Bob d’une voix sourde. Nous devons nous en tirer !…
Frank l’interrompit.
— Écoutez, j’entends quelque chose…
Tous prêtèrent l’oreille. Un pas lourd et hésitant retentissait tout près, ébranlant les marches de l’escalier menant à la cabine. Brusquement, la porte s’ouvrit toute grande et un homme apparut. C’était le rouquin. Il était ivre et vacillait, prêt, eut-on dit, à s’abattre. Dans son poing droit, il tenait un large coutelas et le brandissait de façon menaçante.
Le rouquin s’approcha des prisonniers et s’arrêta devant Morane. Sur ses traits lourds, l’hébétude la plus totale se lisait seule.
— Le trésor, hein, commandant Mo-Morane, dit-il en trébuchant sur les syllabes. Vous nous avez bien eus avec votre… trésor… Nous traversons la mer… en comptant de… devenir tous riches… et qu’est-ce que nous récoltons ?… Seulement, une bonne cuite… Une fameuse cuite !… Ah ! Ah ! Ah !
Morane et ses compagnons se demandaient ce que le rouquin voulait dire avec son histoire de « cuite ». Évidemment, il était ivre, mais cela n’expliquait pas ses paroles.
— Vous n’avez pas l’air de comprendre, hein ! continuait le forban. Et bien… je vais éclairer votre lanterne. Les amphores, hein, vous croyiez qu’elles contenaient le trésor de la princesse… Machin chose ? Eh bien, la peau… Elles contenaient… du vin… Rien que du vin… Du vin résineux vieux de deux mille ans. Tout d’abord, cela nous en a fichu un fameux coup. Puis, pour voir, on a goûté à la vinasse. Parole, elle se laissait encore boire… Alors, on en a avalé jusqu’à plus soif… Oui, on s’est flanqué une fameuse tamponne avec du vin vieux de deux mille ans… Rendez compte d’un luxe[2]…
Morane, Reeves et Clairembart échangèrent un rapide regard et, aussitôt, malgré leur situation critique, ils partirent tous trois d’un énorme rire qui les secoua des pieds à la tête. À leur tour, Jérôme et les trois Marseillais furent gagnés par cette gaieté soudaine, éclatant telle une tempête dans l’espace restreint de la cabine.
Le rouquin ne dut pas trouver cette manifestation de joie à son goût, car il brandit son coutelas de façon menaçante et se mit à hurler :
— C’est assez vous autres ! Faudrait pas continuer à vous payer ma tête, ou bien…
Il pointa son arme vers la poitrine de Morane puis, soudain, il sembla se raviser et se tourna vers Frank.
— C’est toi qui va y passer le premier, grinça-t-il. J’ai un petit compte à régler avec toi depuis notre rencontre dans la cour du Louvre… Tu te souviens ?… Cette fois-là, tu as eu la partie belle, mais maintenant c’est à mon tour. Je vais te saigner comme un poulet…
Il allait frapper Frank lorsque Morane qui, depuis un moment, se préparait à agir, se détendit à la façon d’un ressort et, les pieds en avant, heurta le rouquin aux jambes. Déséquilibré, le bandit s’écroula. Il tentait de se redresser lorsque Bob lui décocha une seconde ruade qui, l’atteignant au bas du visage, le mit définitivement hors de combat.
— Le couteau, dit Reeves, le couteau…
Mais Morane, se tortillant à la façon d’un serpent, avait déjà saisi l’arme entre ses mains toujours liées derrière son dos et, d’une lente poussée, en fichait la pointe entre deux lames du parquet. Alors, avec fièvre, il se mit à frotter ses liens contre le tranchant, sciant toron par toron jusqu’à ce que ses mains fussent libres. Avec un gloussement de joie, sans se soucier des écorchures sillonnant ses poignets, il entreprit de se désentraver les jambes.
Quelques minutes plus tard, Clairembart, Reeves, Jérôme et les trois matelots étaient libérés à leur tour, bien décidés à reprendre possession du navire.
— Faisons voir à ces sacripants ce dont nous sommes capables, fit Morane en se dirigeant vers l’escalier.
Mais Clairembart tempéra son impatience. Il montra le rouquin toujours étendu sans connaissance sur le plancher.
— Pour commencer, dit-il, il nous faut réduire définitivement ce gaillard à l’impuissance. Ensuite, nous armer…
Le vieux savant marcha vers le coffre-banquette posé contre la cloison de la cabine et en souleva le couvercle. Il y avait là une demi-douzaine de petites carabines de calibre 22 et autant de pistolets automatiques.
Bob se frotta les mains.
— Ils sont six là-haut, et nous sommes sept. En plus nous bénéficierons de l’élément surprise. Nous avons donc toutes les chances de notre côté. À nous deux, monsieur Scapalensi…
Tout en parlant, Morane s’était saisi d’une carabine. Après s’être assuré qu’elle était bien chargée, il s’adressa encore à ses compagnons, pour dire :
— Messieurs, la garde impériale va charger.
Jérôme avait solidement ficelé le rouquin. Alors, sur la pointe des pieds, une expression de froide détermination peinte sur ses traits volontaires, Morane gagna la porte de la cabine, l’ouvrit et s’engagea dans l’escalier.
*
* *
La « garde impériale » n’eut guère l’occasion de charger. Quand Morane et ses compagnons débouchèrent sur le pont, un étrange spectacle les attendait. Les hommes de Scapalensi étaient tous étendus, ivres morts et dans des poses les plus diverses, à même le plancher, et les Trompettes du Jugement Dernier elles-mêmes n’auraient sans doute pas réussi à les sortir de leur torpeur.
— M’a l’air fameux, le vin des Pharaons, constata Bob.
Il alla à l’une des amphores ouvertes, dressée dans un angle de la cloison des cabines et, plongeant la main à l’intérieur, la retira humectée de liquide. Il goûta et fit la grimace.
— Ce n’est pas encore du vinaigre, constata-t-il, mais cela n’a cependant rien d’une cuvée de bonne année. Il faut rudement avoir le sens du goût perverti pour s’enivrer avec une pareille mixture.
Le professeur Clairembart, lui, paraissait profondément ému.
— Si j’étais superstitieux, Bob, fit-il, je dirais qu’il s’agit là d’une malédiction. Pensez donc que ce vin, qui devait sans doute servir de boisson à l’équipage de la galère, fut fabriqué voilà quelque deux mille ans. Aujourd’hui, il frappe ces hommes qui, dans un but inavouable, voulaient s’approprier les trésors de la princesse Nefraït…
Mais Morane n’écoutait pas le vieux savant. Il s’était mis à compter les corps étendus sur le pont. Il en dénombra cinq. Avec le rouquin, demeuré en bas, dans la cabine, cela faisait six. Le septième des bandits manquait, et c’était justement Scapalensi.
Clairembart et Reeves avaient, eux aussi, remarqué l’absence du diamantaire.
— Où peut-il bien être passé ? fit l’Américain. La malédiction de la princesse Nefraït l’aurait-elle frappé plus durement que ses complices ?
— Rassurez-vous, dit la voix de Jérôme, ce monsieur n’a pas eu affaire avec les esprits, car ils n’auraient assurément pas réussi à le ligoter de la sorte…
Tous se retournèrent du côté d’où venait la voix. Le valet de chambre du professeur Clairembart débouchait de derrière l’angle des cabines, traînant une sorte de paquet oblong dans lequel Bob reconnut aussitôt Scapalensi. Le diamantaire était étroitement garrotté et roulait des yeux furieux.
Quand Jérôme l’eut lâché, Morane s’approcha de lui et demanda avec une certaine gaieté :
— Comment avez-vous fait pour en arriver là, monsieur Scapalensi ?
L’autre tenta de s’échapper de ses liens et dit d’une voix rageuse :
— J’ai affirmé à ces fous que le trésor était sans doute demeuré au fond de la mer, enfermé dans le sarcophage et qu’il suffirait d’aller l’y prendre. Mais ils n’ont pas daigné m’écouter et ont préféré boire. Comme je tentais de les en dissuader, ils se sont jetés sur moi et m’ont ligoté, en me rendant responsable de leur échec.
Scapalensi se tut pendant un instant. Visiblement, la colère l’étouffait et le fait d’être attaché lui était une torture. Finalement, quand il se rendit compte que Morane ne faisait pas un geste pour le libérer, il demanda d’un ton rauque :
— Vous n’allez pas me laisser dans cet état, j’espère ?
L’accent du diamantaire eut le don de déplaire à Bob. Pourtant, au lieu de s’emporter, il se mit à rire et dit d’une voix moqueuse :
— Pourquoi ne vous y laisserais-je pas, monsieur Scapalensi ? Vous n’êtes pas venus nous délivrer, mes amis et moi, quand nous étions ligotés, sur votre ordre en bas dans la cabine. Alors, vous connaissez le proverbe : « œil pour œil, dent pour dent…».
Scapalensi n’aimait sans doute pas les proverbes, car les paroles qu’il lança à Morane n’avaient rien à voir avec la bienséance. Mais Bob parut ne pas l’entendre et, se tournant vers Jérôme et les matelots marseillais, il leur ordonna en désignant les ivrognes toujours étendus sur le pont :
— Ligotez-moi tout ce beau monde et enfermez-les dans la cabine avant. Et si l’un de ces charmants personnages s’avise à faire le vilain, envoyez-lui un solide coup de crosse dans le bas des reins pour le ramener à de meilleures dispositions.
Scapalensi se mit à gigoter dans ses liens comme un poisson pris au filet.
— Qu’allez-vous faire de moi ? demanda-t-il.
— Nous n’avons pas encore statué sur votre cas, répondit Morane. Mais soyez sans crainte, nous nous arrangerons de façon à vous mettre définitivement hors d’état de nuire…
Quelques minutes plus tard, tous les bandits, solidement ficelés, étaient enfermés dans la cabine avant. Clairembart s’approcha alors de Morane et, tendant le bras vers la proue du navire, interrogea :
— Qu’allez-vous faire d’eux ?
Bob haussa les épaules.
— Je n’y ai pas encore songé, fit-il. Je verrai cela demain, quand le sarcophage sera ramené à la surface, car je suis bien décidé à le ramener cette fois.
Reeves ne disait rien. Il regardait les amphores et sa mimique disait assez que l’expédition ne pouvait se contenter de rapporter seulement quelques litres de vin, même si celui-ci possédait vingt siècles d’âge.